« Allez-vous dans les médiathèques ? »

Lors d’une récente formation, un stagiaire me posa la question suivante : « Mais M. RETTEL, allez-vous dans les médiathèques ? » Je fus bien obligé de reconnaître que non. A part les formations que j’y dispense. Non, je n’y vais jamais ! Aujourd’hui, les raisons sont simples et elles sont multiples :


  1. Je n’en ai matériellement pas le temps (il suffirait de vouloir) ;
  2. J’ai la chance de pouvoir m’acheter (m’offrir ?) les livres, les CD-Audio ou les DVD-Vidéo dont j’ai envie ou besoin pour me distraire (rarement) ou travailler (souvent). Ce qui fait d’ailleurs plusieurs dizaines d’objets en retard qui jonchent le sol ou surplombent un bureau déjà passablement surchargé. Bref, j’ai assez pour m’acheter plus de « produits culturels » que je ne pourrais jamais en lire, en écouter, en regarder dans toute ma vie comme le rappelait Peter Gabriel dans une interview pour Télérama dans les années 90. [1] Encore un problème de temps.
  3. Je pourrai me rendre dans une médiathèque pour une recherche précise d’informations, découvrir de nouvelles œuvres, accéder à des œuvres non disponibles ou simplement échanger. Il se trouve que mes recherches sont assez pointues et souvent dans des ouvrages de langue anglaise. C’est presque essentiellement Internet que j’utilise pour démarrer mes recherches. S’il s’agit de documents indisponibles, Internet est là aussi une source d’une incommensurable richesse, tout en restant chez moi. Quelques exemples d’ouvrages découverts parmi des dizaines d’autres :
  • Livre neuf – NEWELL Philip. Recording Studio Design. Focal Press, 2003
    Livre dans lequel j’ai trouvé ce que je cherchais ; une photo du Studio 2 de Townhouse (Stone Room), le studio, aujourd’hui fermé, où fut créé le son de batterie des années 80 ; l’ambiance « gatée » présente pour la première fois en 1980 sur le titre « The Intruder » de Peter Gabriel.
  • Livre d’occasion à un prix très raisonnable – GAISBERG Frederick William. The music goes round. The Macmillan Company, 1942
    Livre de mémoires de Fred GAISBERG que l’on peut considérer comme le premier technicien son de l’histoire de l’enregistrement, c’est un document capital et c’est une première édition qui provient d’un désherbage d’une bibliothèque américaine.
  • Scans d’ouvrages anciens – MÉRIDIER Louis. « Le mot ΜΕΘΟΔΟΣ chez Platon », Revue des études grecques, XXII, 1909, p.234-240
    Article découvert sur http://www.archive.org/details/revuedestudesg22assouoft dans le cadre d’une recherche personnelle.
  • Dernier exemple, audio cette fois, toujours sur archive.org, les 7 847 concerts (vous avez bien lu le chiffre, en fait certains concerts sont en double voire en triple mais ce ne sont pas les mêmes enregistrements, entendez par là phonogrammes) ; 7 847 concerts, donc, du Grateful Dead disponibles soient en flux, soient en téléchargement, http://www.archive.org/details/GratefulDead

Difficile de trouver ces différents livres et phonogrammes plutôt pointus dans la même bibliothèque. Je n’ai donc pas vraiment de raisons objectives à me rendre dans une médiathèque. Bref, je suis autonome.

Retour vers le futur

Dans une précédente vie (les années 80), les explications ci-dessus ne tenaient pas ; j’avais le temps, pas l’argent et Internet n’existait pas – en fait, il existait mais il n’était pas accessible au grand public. Dispositions rêvées pour fréquenter une médiathèque. Effectivement, à cette époque, j’ai fait quelques tentatives pour aller dans des discothèques. Je souhaitais, par exemple, découvrir les musiques du monde. Dans ces années 80 – sauf erreur de ma part car je n’étais pas un grand connaisseur des discothèques – c’était la Maison de la Culture qui possédait la plus belle, sinon la seule, discothèque de Rennes. Je m’y suis donc rendu avec la tête de lecture de ma platine vinyle puisque à cette époque bien révolue, les discothécaires vérifiaient l’état de la cellule avant le prêt. Autres temps, autres mœurs.

Alors pourquoi je ne vais pas/plus dans les médiathèques ? Je n’ai pas pu répondre immédiatement au stagiaire. C’est pendant la bénéfique pause de cette formation que la réponse m’est apparue et elle est terrible. Le lieu « médiathèque » ne m’inspire pas.

Inspiration

Ayant œuvré dans l’artistique (quelques albums de musique en tant que compositeur/artiste-interprète à mon actif quand même), cette idée d’inspiration est pour moi essentielle. Ca me parle, ça résonne en moi, ça m’inspire, sinon ça ne m’intéresse pas. Cette idée serait à rapprocher de l’aura dont j’ai parlé dans de précédents billets. Ce principe est également applicable, pour le musicien que j’étais, au choix d’un instrument ou d’un effet ; ils doivent immédiatement donner des idées. Si ce n’est pas le cas c’est qu’ils ne sont pas inspirants. Ce n’est pas une question de qualité, de polyvalence, de prix, juste d’inspiration. Cette notion est évidemment difficile à exprimer de façon objective, elle est totalement liée à la subjectivité d’un individu, à son histoire, à sa sensibilité, à sa culture et à l’interaction qui s’établit avec l’œuvre, l’objet, le lieu, etc.

Cette idée est parfaitement transférable dans le domaine d’Internet et du web. Par exemple, Spotify est plus inspirant, pour moi, que Deezer. L’ergonomie y est dans ce cas pour beaucoup.

« Seuls contre tant d’art »

Quels sont alors, pour moi, les côtés non inspirants des média/biblio/dis/cothèques ?

Globalement et pour simplifier à l’extrême – car j’ai bien conscience qu’il faudrait plus d’espace que ce simple billet pour développer ce point – ce qui me gêne fondamentalement, ce sont leurs côtés intimidants et par voie de conséquence non inspirants. Je prendrai simplement un aspect : la présentation des collections ou du fonds mais il y en a d’autres (l’organisation des lieux par exemple).

Quoi de plus intimidant et glaçant, en effet, que ces empilages de livres sur étagères quasiment à perte de vue qui s’accompagne d’un rangement vertical et sur la tranche. Effet de masse saisissant qui prend la tête pour utiliser une expression un peu triviale mais qui dit bien ce qu’elle veut dire. Court circuit cognitif. Comment ne pas se sentir écrasé, seul et perdu ? « Seuls contre tant d’art »  disait Paul Valéry en parlant des musées. [2] Par où entamer sa visite si on n’est pas venu dans un but précis ? Oh, bien sûr, il y a toujours dans chaque médiathèque une mise en avant de nouveautés, des coups de cœurs, une exposition qui met en valeur une partie du fonds mais globalement le problème reste entier.

Il existe d’ailleurs un véritable paradoxe entre l’existence d’une telle richesse et diversité concentrés en un lieu et le fait que vous vous sachiez dans l’impossibilité totale de vous approprier par votre seule présence cette richesse pourtant à portée de main.

Je préfère voir les couvertures, feuilleter les livres ce qui n’est possible que lorsque les livres ou les CD sont présentés à plat ou à la verticale de face (facing). J’ai bien conscience qu’il est difficilement envisageable de mettre la totalité d’une bibliothèque en accès horizontal unique (un livre ou un CD par emplacement) sauf à diminuer les hauteurs de plafond et empiler les étages.

On voit par là que les librairies/disquaires marchands sont sujets aux mêmes problématiques mais que la présentation est, en partie, différente. Pour les mêmes raisons, je ne déteste rien moins que de parcourir manuellement une rangée de 20 ou 30 CD alignés les uns derrière les autres sous prétexte qu’ils sont en promotion, j’en fais l’expérience presque à chaque visite. Ce que j’aime dans une librairie ou chez un disquaire, c’est flâner. Ne pas avoir de but précis autre que celui de passer de table en table ; regarder les couvertures, feuilleter les livres, lire les 4e de couverture, toucher le papier, sentir l’encre. Pourtant tout n’est pas accessible sur les tables et le choix est très orienté commercialement (prescription). Mais je constate que je ressors rarement sans quelques ouvrages, achat non prémédité. Il s’agit d’une espèce de sérendipité encadrée. Je remarque, d’ailleurs que je fais plus de découvertes dans une librairie moyenne (mais de talent) qu’une grande FNAC. Retour de l’effet de masse probablement.

Il y a donc pour les médiathèques à réfléchir à un équilibre entre le fonds, l’accès direct en facing et l’accès orienté par la prescription (parcours, découverte, thématique, etc.).

En travaillant sur ce billet, je m’aperçois que Xavier Galaup a récemment publié sur son blog un billet sur la même problématique. [3] Il m’est revenu également en mémoire une observation de Dominique Lahary, à laquelle je n’avais pas prêté à ma première lecture toute l’attention nécessaire. Sa remarque était plutôt sur la prescription (ou recommandation sociale dans le cas présent) il parlait du chariot de retour. [4]

Ces côtés intimidants, et non inspirants des médiathèques, je ne dois être le seul à les ressentir à lire les chiffres de fréquentation :

Fréquentation des bibliothèques et médiathèques [5]
18 % d’inscrits en 2008 pour 20 % en 1997
10 % de non inscrits en 2008 pour 11 % en 1997

On pourrait rétorquer, avec raison, qu’Internet peut aussi avoir ce côté intimidant. Que la possibilité d’accéder à des contenus beaucoup plus vastes qu’à ceux d’une médiathèque devrait donner une sensation de vertige encore plus importante. C’est exact, mais il n’existe pas d’effet de masse physique car tout se déroule dans une petite fenêtre de l’ordinateur. D’un point de vue psychologique, l’effet est totalement différent. La sérendipité est moins encadrée, elle s’apparente parfois sur le web à de la flânerie mais attention au temps qui défile !

Visite aux « Champs Libres » à Rennes

Pour tester cette disposition d’idées, je me suis rendu à la Bibliothèque des Champs Libres à Rennes [6] que je désirais visiter depuis un certain temps. Quelques tentatives improvisées s’étaient heurtées à des horaires inflexibles : pas d’ouverture le matin. Enfin, il y a quelques semaines de cela, en attente d’un train en fin d’après-midi, cela devenait possible. Le bâtiment est immense car il regroupe plusieurs structures : la Bibliothèque, l’Espace des Sciences avec un planétarium et le Musée de Bretagne. Encore faut-il savoir de l’extérieur que l’on est en présence d’une bibliothèque. Une entrée extrêmement banale est située esplanade Charles de Gaulle, une des plus grandes place de Rennes ; cette entrée propose le choix entre deux portes. J’ouvre l’une des deux portes (celle de droite) car l’autre est condamnée comme le signale un panneau. Je pénètre dans un petit sas de deux mètres pour ouvrir la seconde porte qui fait face à la première. Hé bien là, c’est l’inverse ! C’est la porte qui me fait face qui est condamnée, il me faut me déplacer de 4 à 5 mètres sur la gauche pour ouvrir la seconde porte en état de fonctionnement qui se trouve donc derrière la première qui était, rappelez vous, condamnée. Je ne sais pas si vous me suivez mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Cela donne une idée assez précise du désarroi qui assaille le visiteur qui se rend pour la première fois aux Champs Libres.

Vous pénétrez alors dans un hall immense assez sombre. Les entrées aux différentes structures sont très différenciées et dans le cas de la bibliothèque assez peu engageante ; étroite avec des espèces de portiques faisant plus penser à un aéroport, sans doute pour la RFID.

Enfin, je suis dans la place. Je repère l’étage de la musique et je m’y rends illico presto ma non troppo. Pas de surprise, l’espace est très vaste, les collections imposantes avec une partothèque assez impressionnante par son volume. Bacs à disques, étagères, rayonnages, tout est bien rangé, bien ordonné, rien ne dépasse et les collections s’étalent sur une surface imposante. Un piano est également là. Plusieurs types de mise en avant sont présents dont des bornes « sélections des discothécaires ». Pas de chance celle que je teste a un problème technique ; au casque le son semble en opposition de phase avec pour conséquence dans un enregistrement rock la voix qui disparaît complètement. En passant dans les bacs du fonds CD de musique classique, je repère en 1e position un CD de Sergiu Celibidache, chef d’orchestre connu pour son opposition à la fixation de ses interprétations. Je le prends pour l’écouter sur les postes en écoute libre dont un est en panne. On voit par là que le problème de la maintenance va devenir un poste important des futures médiathèques.

En redescendant, je m’arrête devant une entrée qui me semble être l’espace « Art et Culture » en fait, il s’agit du secteur « Jeunesse et Documentaires ». Je ne comprendrai la raison de ma méprise qu’en sortant ; des livres mis en évidence dans l’entrée sont plus lisibles que la signalétique. Le plus grand d’entre eux porte le titre « Art et Culture ». Une fois à l’intérieur de cet espace, je saisis qu’il y a erreur mais j’en profite pour fureter dans le secteur « Documentaire ». J’aperçois, en facing évidemment, un DVD qui attire tout de suite mon attention « Les premiers pas du cinéma : La naissance du son et de la couleur. » [7] Animant des cours sur l’histoire de l’enregistrement et sur l’illustration musicale, je ne peux qu’être intéressé. Je note la référence et je l’achèterai par la suite. Il est temps d’aller prendre mon train, je quitte donc la Bibliothèque des Champs Libres.

Conclusion rapide : il s’agit de ce qu’on peut appeler une belle bibliothèque avec un fonds imposant, elle propose de nombreux services mais le constat que je faisais précédemment n’est pas remis en cause. De plus, l’architecture et l’ergonomie ne donnent pas la sensation d’être dans un endroit où il fait bon vivre, un lieu dans lequel on viendrait juste pour « tuer le temps », une bibliothèque conviviale. Mais la visite a, de fait, été positive puisqu’elle m’a permis de découvrir un DVD (qui est en fait un double DVD) qui se révèlera être d’une richesse extraordinaire.

De nouveaux « lieux concentrateurs »

« Nos trésors nous accablent, et nous étourdissent. La nécessité de les concentrer dans une demeure en exaspère l’effet stupéfiant et triste. » Paul Valéry posait des mots sur un aspect qui, me semble t-il, est absolument essentiel : les lieux concentrateurs.

Dans le monde avant Internet, la diffusion des œuvres culturelles fixées se faisait par l’intermédiaire d’un support physique. On comprend immédiatement que pour les diffuser, en faciliter l’accès au plus grand nombre, des lieux que je qualifierai de « concentrateurs » sont nécessaires. Des lieux où sont réunis, classés, empilés, stockés un très grande nombre d’œuvres de l’esprit dans un volume restreint d’où la concentration et l’aspect intimidant évoqué ci-dessus. Dans le monde marchand il s’agit des disquaires, des libraires, des grandes enseignes types FNAC, Virgin MegaStore, Cultura, hypermarchés, etc. Dans le monde du service public, ce sont les médiathèques. Il faut le dire clairement, ce monde là est révolu. Un monde où il fallait concentrer physiquement des supports matériels dédiés pour faciliter l’accès aux œuvres de l’esprit n’a plus de raison d’être. Ce monde s’évanouit sous nos yeux. C’est la principale cause de la disparition des magasins de disques de type classique et de la mutation actuelle des médiathèques. La numérisation et la mise en réseau rendent obsolètes cette nécessité de lieux concentrateurs physiques accessibles au public. La mission d’accès par le prêt en passant par des médiathèques est globalement terminée parce qu’à terme (court ou moyen) tout sera accessible sur Internet. Pour prendre l’exemple particulier de la musique, c’est la perte d’adhérence entre le phonogramme et le support dédié (le CD-Audio) qui rend le phonogramme extrêmement volatil d’où ma proposition du terme « soniel » pour le différencier. Nous sommes bien dans une ère d’ubiquité telle que prophétisée par Victor Hugo (« Notre Dame de Paris » Livre cinquième – Chapitre 2) et Paul Valéry (« L’ère de l’ubiquité »). [8]

Les lieux concentrateurs ont-ils disparu ? Non, ils se sont déplacés. Pour rendre accessible les œuvres au plus grand nombre, il doit encore exister des lieux concentrateurs mais ce ne sont plus les mêmes. C’est un point essentiel pour comprendre que les médiathèques ont perdu une de leurs spécificités (le livre est un peu à part) ; le monopole de l’accès des œuvres de l’esprit dans le service public. Les nouveaux lieux concentrateurs sont virtuels dans l’usage mais ils s’appuient sur une infrastructure bien physique. La dématérialisation est un mythe. Ces nouveaux lieux concentrateurs s’appellent :

Les sites web ne sont que les fenêtres qui permettent d’accéder aux contenus physiquement stockés sur des machines dans des datas centers. Répétons-le, la dématérialisation n’existe pas.

L’accès aux œuvres de l’esprit sur Internet passera t-il uniquement par des lieux concentrateurs du monde marchand ? C’est bien l’idée suivie par Google, Amazon et consorts. Sera t-il ensuite médié en médiathèque par des prestataires du type Bibliomédias, Starzik, Naxos, etc. C’est un des enjeux majeurs actuels. Ils existent des alternatives qui s’écartent de ce schéma : Automazic, Extranet de la Cité de la Musique, etc.

Cette perte du monopole de l’accès et le fait de passer par des prestataires s’accompagnent d’un autre aspect peut être plus important à terme ; la perte de la responsabilité éditoriale, le choix du contenu du catalogue puisque la médiation se fait sur des catalogues déjà existants. L’usager sera amené à s’interroger sur la valeur ajoutée de la médiathèque puisqu’elle passe par des services extérieurs. Dans son esprit, elle ne serait plus qu’un intermédiaire.

Une des pistes de réflexion pour le futur proche pourrait être la mise en place d’un consortium destiné à gérer directement la propriété intellectuelle avec les ayants droits (auteurs, producteurs, artistes-interprètes) pour proposer des services entièrement pilotés par les médiathèques ou avec un prestataire technique mais sur des spécifications rédigées par le consortium ou des médiathèques. Les Rencontres Nationales des Bibliothécaires Musicaux de 2009 à Paris avaient montré que les différents ayants droits étaient très demandeurs. Cette solution aurait le mérite de clarifier considérablement la gestion des droits. Le récent projet UMMA semble être une piste dans cette direction où plusieurs bibliothèques du Haut-Rhin se sont regroupées et ont noué un partenariat avec MusicMe pour proposer un service d’écoute en ligne (streaming) de musique. Le service s’appelle Calice68.

Une chance pour les médiathèques 

Que reste t-il aux médiathèques si le monopole de l’accès est terminé et si la responsabilité des choix éditoriaux est en péril ? Il reste, en fait, l’essentiel qui apparaît peut être plus clairement aujourd’hui : la connaissance.

C’est le sujet d’un livre de Lionel Naccache paru récemment : « Perdons-nous connaissance ? ». En voici une phrase : « On comprend ainsi pourquoi et comment notre attention s’est progressivement focalisée sur les objets du savoir plutôt que sur la condition du sujet qui se livre à l’exercice de la connaissance. » [9]

Transposée dans le monde des médiathèques, on peut l’exprimer par la focalisation sur le prêt physique d’objets matérialisant des œuvres de l’esprit plus que sur leur appropriation par l’usager. Les nouvelles conditions imposées par la numérisation et par le réseau Internet pourraient donc être une chance pour les médiathèques. La quête de l’accès à l’information étant globalement terminée, il s’agit de s’occuper de la connaissance. C’est-à-dire de l’accompagnement vers les œuvres et ce que l’usager va en faire. C’est ce que j’appelle la construction du halo. Comment un individu, une personne s’approprie des œuvres auxquelles il ou elle a accès pour se construire ? En partie seulement car cela ne représente pas la totalité de sa vie. C’est une construction qui prend évidemment du temps. Le temps va donc devenir (est devenu) une valeur (économique) essentielle sinon la seule. Rappelons ce qui disait Patrick Le Lay encore patron de TF1 en 2004 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». [10]

On retrouve le paradoxe du début de ce billet exprimer différemment : ne pas confondre l’accès à l’information avec la connaissance. Elle ne peut s’inscrire que dans une construction sur la durée alors que tout est immédiatement disponible et en tous lieux (ubiquité). Voir à ce propos le dernier livre de Jean Louis Servan Schreiber : « Trop vite ! » [11]

Accompagner l’usager dans son accès aux œuvres ? C’est pour l’usager les méditer, les digérer, les ruminer, les faire siennes au risque d’ailleurs de se mettre en danger (c’est la thèse de Lionel Naccache). C’est l’enjeu de la médiation. Comment cela peut-il s’exprimer ? Voici quelques pistes et réflexions non exhaustives :

  • Faire venir physiquement l’usager car je crois à l’effet de proximité, à l’immersion, à l’imprégnation par le lieu et ses contenus (à cause de l’aura évidemment). Ce n’est pas le plus simple à faire mais l’objet physique est ici essentiel ;
  • Éveiller la curiosité des usagers blasés puisque tout est disponible ;
  • Éveiller la curiosité pour éviter la surcharge cognitive, la saturation perpétuelle (« Ca prend la tête ») en raison du bombardement continuel et massif d’informations – dont les œuvres de l’esprit – auquel nous sommes soumis chaque instant ;
  • Augmenter la sensibilité qui a tendance à s’amenuiser en raison de la surcharge cognitive évoquée précédemment. Cette sensibilité peut également diminuer à cause des traitements en amont. Je pense à la compression dynamique audio et la Loudness War. Il est possible aujourd’hui d’écouter des phonogrammes en mp3 mais également en Pure Audio Blu-ray disc ou en utra haute résolution HRx (176.4 kHz et 24 bits). Sans sensibilité, impossible d’entendre la différence ;
  • Pout les raisons ci-dessus, aller voir du côté des neurosciences (on aura compris que tout est lié ici à l’inspiration) ;
  • Plus de mise en valeur du fonds (voir le début du billet) ;
  • Individualiser les parcours ;
  • Multiplier les parcours sans doute courts pour pouvoir passer de l’un à l’autre
  • Peut être plus de petites expositions plutôt que peu de grandes. Les deux étant complémentaires.
  • Tous les autres bouquets de services déjà connus : portail de la bibliothèque, écoute par flux, téléchargement, etc.

Globalement, le rapport à la musique en médiathèque doit être une expérience unique. La médiathèque c’est ce qu’on ne peut pas faire sur le web.

Ces quelques rapides pistes évoquées ici m’amènent à être aujourd’hui assez sceptique sur la constitution de nouvelles médiathèques sans aucun fonds physique. Avoir un fonds physique n’est pas forcément dans un objectif de prêt. C’est un outil essentiel de médiation. Sans fonds physique on passerait des médiathèques intimidantes du début du billet à des médiathèques connectées mais vides. C’est beaucoup d’aura qui disparaît. Ce serait passer d’un extrême à l’autre.

Concentration et fragmentation

Les lieux concentrateurs nécessaires dans le monde physique ne le sont pas forcément dans le monde d’Internet. En fait, ils existent deux possibilités d’accéder à des concentrations d’œuvres de l’esprit (qui se matérialisent par une seule fenêtre) sur Internet :

  • les lieux concentrateurs tels que définis plus haut type Gallica ;
  • des sites ou des logiciels qui permettent d’accéder à des concentrations d’œuvres mais qui sont dispersées physiquement sur des machines multiples. C’est la raison première d’exister d’Internet : le partage et la mutualisation. L’exemple le plus connu – avec les problèmes de droits que l’on connait – est le P2P, on peut également citer les agrégateurs de blogs.

Cette double idée de concentration et de fragmentation est perpétuellement présente sur Internet. L’effet « longue traîne » est lié à la fragmentation mais il n’empêche pas les effets de concentration type « buzz ».

Les internautes, les usagers ayant accès à pratiquement tout vont-ils se cultiver, s’enrichir naturellement comme sans effort ? Et bien non, et le risque est grand de voir apparaître une nouvelle fracture ce qui serait un paradoxe supplémentaire. Alors que l’accès aux œuvres de l’esprit n’a jamais été aussi aisé, il existe un risque que certaines parties de la population ne se recroqueville sur ce qu’elles connaissent déjà. Lionel Naccache le rappelle : la découverte de l’inconnu, l’acquisition de nouvelles connaissances c’est mettre en danger ses certitudes. L’offre proposée sur Internet étant quasi illimitée, il faut des repères forts pour donner un sens à ce capharnaüm. Les plus instruits sont favorisés. C’est un cercle vicieux. Ce risque de fracture culturelle, Philippe Coulangeon (sociologue au CREST) l’évoquait lors des Rencontres Nationales des Bibliothécaires à Aix en 2010 où il différenciait les omnivores et les univores. La surabondance de l’offre fabrique de « l’omnivorité » et on risque d’avoir d’un côté « les happy few de la culture omnivores » et les exclus de la culture qui seraient univores (par exemple : univers des fans). Il faut reconnaître que pour un omnivore, on vit une époque formidable. Les Médiathèques sont le lieu d’excellence pour tenter de briser ce cercle vicieux et de réduire cette fracture.

Dans ce monde très éclaté (donc fragmenté) où chaque internaute a la responsabilité de ses choix (mais ne sont-ils pas déterminés ?), le slogan d’une grande enseigne « Loisirs et culture pour tous » résonne de façon légèrement totalitaire (donc franchement concentration). Nous lui préfèrerons « Culture pour chacun » qui devrait être un harmonieux équilibre.

 


Notes

[1] – Entretien dans le Télérama n° 2228 lors de la sortie de son album « Us »

[2] – VALÉRY Paul
Pièces sur l’art. Le problème des musées
Bibliothèque La Pléiade Œuvres II page 1290 et suivantes

Paul Valéry écrit sur les musées mais ses réflexions sont applicables aux bibliothèques. Voici un extrait de ce texte :
« Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en ait point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices. 
L’homme moderne, comme il est exténué par l’énormité de ses moyens techniques, est appauvri par l’excès même de ces richesses. 
Nos trésors nous accablent, et nous étourdissent. La nécessité de les concentrer dans une demeure en exaspère l’effet stupéfiant et triste. Si vaste soit le palais, si apte, si bien ordonné soit-il, nous nous trouvons toujours un peu perdus et désolés dans ces galeries, seuls contre tant d’art. »

[3]http://www.xaviergalaup.fr/blog/2010/02/09/mettre-en-scene-les-collections-des-bibliotheques

[4]http://www.lahary.fr/pro/2008/adbdp-lahary-2008.htm

[5] – DONNAT Olivier
Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Enquête 2008
La Découverte, 2009

[6]http://www.leschampslibres.fr

[7] – LANGE Éric
Les premiers pas du cinéma
Lobster, 2003

[8] – VALÉRY Paul.
Pièces sur l’art. La conquête de l’ubiquité
Bibliothèque La Pléiade, Œuvres II, page 1284 et suivantes

[9] – NACCACHE Lionel.
Perdons-nous connaissance ?
Odile Jacob, 2010

[10] – Collectif
Les dirigeants face au changement
Éditions du Huitième jour, 2004
Source : AFP le 09-07-2004 : http://www.observatoire-medias.info/article.php3?id_article=225

[11] – SERVAN-SCHREIBER Jean-Louis.
Trop vite ! Pourquoi nous sommes prisonniers du court terme
Albin Michel, 2010