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L’apparition de la discothèque

Premières apparitions

Dans la définition donnée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), la première occurrence citée du mot discothèque apparait le 13 novembre 1928 dans le quotidien Le Figaro.

Prononc. : [diskɔtεk]. Étymol. et Hist. 1928 13 nov. (Le Figaro in Nyrop, Études de gram. fr., 29, 12 ds Quem. Fichier). Composé des éléments préf. disco-* et suff. -thèque*. Fréq. abs. littér. : 4 [10].

Un des points très positifs d’internet est qu’il est possible d’effectuer nous-même la recherche. En allant sur le site de Gallica, on trouve bien cette référence dans Le Figaro du mardi 13 novembre 1928 (en page 1) dans un article intitulé Echos [11]. Un des entrefilets (et on voit ici ce que signifie cette expression) s’intitule : Les « filmothèques » (un nouveau « thèque »). Le voici dans son intégralité :

Les « filmothèques ».

L’idée n’est pas nouvelle, mais elle prend corps. De même qu’on a créé des « discothèques » pour conserver par le disque la voix de nos orateurs, de nos acteurs ou les vocalises de nos cantatrices, on constituerait, pour les transmettre à nos descendants, des collections de films. Il va sans dire qu’un choix judicieux s’imposerait et que les neuf dixièmes, pour le moins, de la production contemporaine devraient être éliminés. Par contre, on s’attacherait à réunir les pellicules documentaires ou d’actualité et, surtout, les pellicules parlantes dès qu’elles seraient entrées définitivement dans la voie de la réalisation.

Ainsi, l’on obtiendrait une inestimable collection reflétant la vie et l’évolution des peuples.

Signe Le Masque de Fer

 

 

On appréciera le « choix judicieux » qui s’impose pour constituer sa filmothèque. Le mot discothèque semble déjà d’un emploi courant puisque l’auteur propose d’utiliser ce modèle pour forger le nouveau mot filmothèque. Est-il alors possible de remonter plus haut dans le temps avec Gallica, avant l’année 1928 que propose le CNRTL ?

La réponse est oui. Il est possible trouver des occurrences du mot discothèque avant le 13 novembre 1928. Par exemple dans le numéro de l’Excelsior du mardi 14 décembre 1926 en page 3 [12]. Soit presque 2 ans avant. Je reproduis ici la totalité de l’article, dans son jus. 

LA MUSIQUE

MACHINES PARLANTES

Les machines parlantes font des progrès quotidiens non seulement dans leur technique, mais dans l’estime des musiciens. On ne trouve plus pour railler l’art du disque que quelques attardés enclins à confondre les appareils-nouveaux, dont la sonorité est si harmonieuse, si moelleuse et si distinguée, avec les phonographes, criards, grinçants et nasillards qui terrorisèrent notre jeunesse. Les mélomanes les plus délicats savent aujourd’hui, manier l’aiguille-sourdine et l’aiguille de fibre [13] pour faire sortir du coffret magique avec une idéale pureté les pages orchestrales, instrumentales ou vocales les plus parfaites, non seulement sans regretter l’audition directe, mais très souvent en notant de caractéristiques améliorations de timbres ou de curieux affinements de la sonorité.

Nous nous trouvons en présence d’une révolution dans la technique de l’édition musicale.  Jusqu’ici l’œuvre d’un compositeur n’était transmise à un lecteur que sous la forme d’un graphique conventionnel, d’une série de diagrammes théoriques imprimés dans un cahier et vendus aux exécutants de bonne volonté qui essayaient d’en tirer ce qu’ils pouvaient (l’auteur parle ici des partitions : NdA). Selon leurs capacités professionnelles, leur sensibilité ou leur goût, les acheteurs traduisaient ces hiéroglyphes d’une façon correcte, inexacte, médiocre ou scandaleuse. Désormais au lieu d’imprimer une partition sur du papier on la fixe sur une tablette qui a le miraculeux pouvoir de restituer avec une fidélité absolue ce qu’on lui a confié. Lorsque vous vous procurez le Prélude de Parsifal ou l’ouverture des Maîtres chanteurs vous possédez en même temps un orchestre célèbre dirigé par Mengelberg, Stokowski ou Weingartner. Lorsqu’on vous vend la Sonate de Franck, on vous livre en même temps Cortot et Thibaud qui vous la joueront à domicile aussi souvent que vous la désirerez. Le plus ignorant des amateurs de musique, celui qui n’a pas de voix, pas de doigts ou habite trop loin d’une salle de concerts a maintenant à son service, dociles, obéissants, jamais las, un Chaliapine, un Caruso, un Casals, un Heifetz, des chœurs illustres et les meilleurs orchestres du monde entier. Magnifique conquête démocratique comme les anciens rois, le peuple souverain peut maintenant attacher à sa personne, les plus brillants artistes de l’univers.

Hier encore, parodiques et infidèles, ces traductions mécaniques de la musique, deviennent de jour en jour plus artistiques et plus émouvantes. Il se produit en effet dans ce domaine ce qui se passe dans l’art cinématographique. De même que le film n’est pas de la photographie pure, de même le disque n’est pas une copie servile du son. Il y a une mystérieuse intervention de la matière, il y a filtrage, il y a collaboration, il y a transposition. Certaines sonorités sont appauvries, d’autres sont miraculeusement idéalisées et embellies. Il faut compter avec le miracle, de la « phonogénie » comme on compte avec celui de la photogénie.  Ce n’est pas là le seul rapprochement que l’on puisse opérer entre la machine parlante et la lanterne magique. Les débuts de ces deux arts sont exactement semblables. Tous deux, étant conditionnés par de très coûteuses industries mécaniques, sont condamnés, dès leur enfance, à « entrer dans le commerce ». Ils vous expliqueront fort bien qu’ils n’ont pas le choix. C’est pour eux une question de vie ou de mort. Le disque et le film coûtent trop cher pour qu’on puisse faire des expériences artistiques plus ou moins audacieuses, afin de conquérir l’élite. Le suffrage de l’élite ne paie pas, alors que celui de la foule enrichit.

J’ai écrit tout à l’heure que le disque était une conquête démocratique : hélas ! il est sollicité dangereusement par de fructueuses tentations démagogiques. C’est inévitable. Mais, en présence des promesses d’art supérieur que contiennent ces deux merveilleuses inventions, comment ne serait-on pas entraîné à les défendre contre le terrible nivellement par le bas qui les menace ! Au cinéma, c’est l’œil de l’exploitant, trop souvent privé de toute culture, qui paralyse l’auteur et l’éditeur : ici, c’est l’oreille du « revendeur ». Dans les deux cas ce sont des boutiquiers qui sont les arbitres de ces formidables modes nouveaux d’expression artistique.

C’est ainsi que les concerts de machines parlantes, qui deviennent à la mode, ne donnent qu’une idée très fausse des merveilleux progrès réalisés dans ce domaine. Hier encore, la Compagnie française du gramophone offrait une de ces auditions à la salle Pleyel [14]. Sur l’estrade, toute une rangée de plateaux tournants portant les noirs soleils miroitants des disques aux huit-reflets [15], vaporisa dans l’air des chefs-d’œuvre interprétés par de merveilleux artistes. Le succès fut grand, mais que de choses à ajouter à une présentation aussi incomplète !

Certes, Caruso, Alda et Journet se surpassèrent ; certes, Sanzera (Charles Panzéra est un baryton suisse, 1896-1976) – un des exemples les plus frappants des troublantes surprises de la phonogénie – subjugua l’auditoire par l’ampleur et la qualité de son timbre ; certes, les guitares hawaïennes furent délicieuses ; certes, Musy (Louis Musy est un baryton français , 1902-1981) fit acclamer Samson et Dalila, certes les Rivelers (en fait The Revelers, groupe de Barbershop américain : NdA) [16] sont d’adorables musiciens et la Danse macabre bénéficie dans le disque d’une traduction précise, nette et irrésistible. Certes, on a compris que les nouveaux appareils de cette année ont gagné plusieurs octaves et ont conquis surtout des basses solides et riches. Certes, on a enfin entendu du piano sans sécheresse avec de belles, notes brillantes et étoffées. Et on a senti toute l’importance du nouvel enregistrement par microphone qui aspire d’un seul coup, sans la diviser et la désagréger, toute la sonorité bien équilibrée d’un grand orchestre.

Alors, me direz-vous, que signifient ces restrictions ? Elles signifient que l’art, du disque ce n’est pas seulement cela, c’est beaucoup mieux que cela. Quand on connaît les joyaux de nos « discothèques », on souffre de leur voir préférer des œuvres dont le principal intérêt est leur nouveauté commerciale. À côté d’un tel concert, il faudrait organiser une audition pour musiciens. Je connais vingt disques exquis de la Compagnie du gramophone, vingt chefs-d’œuvre qui émerveilleraient les plus méfiants de nos compositeurs et de nos critiques. Il faudrait renoncer à la trop vaste salle, admettre que le disque est un art d’intimité, ne pas chercher à amplifier le son, ce qui altère sa pureté, bannir tous les timbres nasillards et pointus qui évoquent le spectre du phonographe, choisir les sonorités rondes, pleines, moelleuses, transparentes ou cristallines… Le petit fox qui, la tête penchée, écoute si attentivement la voix de son maître, en serait peut-être bien étonné, mais, ne lui en déplaise, nous sommes plus royalistes que nos rois et nous serions bien curieux de faire admettre une fois pour toutes par nos artistes que les machines parlantes ne sont pas faites… pour les chiens!..

Emile VUILLERMOZ.

 

 

L’article est extrêmement riche et propose un nombre impressionnant d’éléments qui touchent à l’économie, à l’esthétique, à l’histoire, à la technique, etc. : « Art du disque », « conquête démocratique », « démagogie », « les concerts de machines parlantes », etc. Le mot « discothèque » apparait bien. On notera également la présence de musiques populaires étrangères (en fait, américaine, on verra pourquoi). Beaucoup des thèmes évoqués sont encore aujourd’hui totalement d’actualité. Il ne sera pas possible de tous les développer ici.

Le point essentiel est que l’article illustre une nouvelle révolution : celle de l’enregistrement électrique. Avant, que ce soit le phonographe de Thomas Edison ou le gramophone d’Emil Berliner, les supports étaient enregistrés de façon totalement acoustique avec des pavillons (d’où « l’aiguille- sourdine et l’aiguille de fibre »). Voir image ci-dessous.

Changement radical avec cet « appareil-nouveau », pour reprendre l’expression d’Émile Vuillemoz, qui s’oppose au phonographe. Ce changement est donc rendu possible par l’enregistrement électrique commercialisé par la société Western Electric en 1925 mais développé au sein des Laboratoires Bell [17]. Les deux photos présentes ici montrent bien la différence. Elles sont prises dans le Studio 1 des Studios Victor à Camden (New Jersey) [18]. Celle du dessus représente une séance d’enregistrement acoustique. Celle du dessous représente une séance d’enregistrement électrique. La différence est flagrante en terme d’organisation de l’espace et de placement des musiciens. Dans la deuxième photo, le son est capté par un microphone.

L’enregistrement électrique permet un gain en fréquence : une octave dans les basses et une octave dans les aigues. Ce qui permet à Émile Vuillemoz d’écrire : « Certes, on a compris que les nouveaux appareils de cette année ont gagné plusieurs octaves et ont conquis surtout des basses solides et riches » et de comparer la qualité des « appareils-nouveaux, dont la sonorité est si harmonieuse, si moelleuse et si distinguée, avec les phonographes, criards, grinçants et nasillards qui terrorisèrent notre jeunesse (sic) ».

La danse macabre du compositeur français Camille Saint-Saëns est le premier disque de musique enregistré électriquement (Master Victor 6505) [19] le 29 avril 1925 dans les Studios Victor situés à Camden (New Jersey) dans la banlieue de Philadelphie. L’orchestre est l’orchestre philharmonique de Philadelphie dirigé par Leopold Stokowski (1882-1977). Les notes des violoncelle et de contrebasses entendues au début de l’œuvre ne l’auraient pas été dans un enregistrement acoustique. Toute la différence dans la qualité du son s’entend là.

La date du mardi 14 décembre 1926 pour le numéro de l’Excelsior est donc cohérente avec les débuts de l’enregistrement électrique. Les amateurs de musique enregistrée vivent une véritable révolution qualitative. Elle va également avoir des conséquences dans le cinéma qui va rapidement devenir sonore. The Jazz Singer (Le Chanteur de jazz) réalisé par Alan Crosland sortira en 1927. Ci-dessous, démonstration du cinéma sonore avec le procédé Vitaphone en 1927 par The Revelers [20] (cité par Émile Vuillemoz). Bel exemple du style Barbershop. L’enregistrement électrique étant mis en place par des américains, les premiers disques sont logiquement produits aux États-Unis. D’où la présence des The Revelers dans le concert de machines parlantes.

Je n’ai pas trouvé dans Gallica d’occurrence du mot discothèque avant le mardi 14 décembre 1926 dans le numéro de l’Excelsior. Son apparition ne doit rien au hasard, elle correspond à une nouvelle pratique, l’écoute de musique enregistrée qui va être accélérée par l’arrivée de l’enregistrement électrique dont témoigne l’article d’Émile Vuillemoz. 

 

 

Prochain article : Autres utilisations du mot discothèque.

Notes

↑ [10]  https://www.cnrtl.fr/definition/discoth%C3%A8que

↑ [11]  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2956842/f1

↑ [12]  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4603114j

↑ [13]  Pour comprendre le sens de cette différence entre les aiguilles, lire Sophie Maisonneuve, « De la « machine parlante » à l’auditeur », Terrain [En ligne], 37 | 2001, mis en ligne le 19 août 2014, consulté le 29 février 2024. URL : http://journals.openedition.org/terrain/1289

↑ [14]  La salle Pleyel actuelle a été inaugurée le 18 octobre 1927, il s’agit donc de l’ancienne salle Pleyel sise 22 de la rue Rochechouart : https://www.sallepleyel.com/la-salle-pleyel-les-infos/

↑ [15]  L’expression huit reflets se réfère à un chapeau de soie haut de forme, si brillant qu’on peut distinguer huit reflets sur le fond. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/huit-reflets/40601

↑ [16]  https://en.wikipedia.org/wiki/The_Revelers

↑ [17]  https://www.aes.org/aeshc/pdf/frayne_history-of-disk-recording.pdf

↑ [18]  Ben Kragting Jr et Harry Coster, Victor’s Church Studio, Camden (1918 — 1935): Lost and Found ? : https://www.vjm.biz/new_page_25.htm

↑ [19] Discography of American Historical Recordings, s.v. « Victor matrix CVE-27930. Danse macabre, op. 40 / Philadelphia Orchestra ; Leopold Stokowski, » accessed January 21, 2024, https://adp.library.ucsb.edu/index.php/matrix/detail/800001920/CVE-27930-Danse_macabre_op._40.

↑ [20] https://adp.library.ucsb.edu/index.php/mastertalent/detail/100836/Revelers_The .