Quand il est question de musique sur Internet, l’expression « musique dématérialisée » est souvent utilisée. Il s’agit d’une double confusion, la musique est par essence immatérielle et la plupart du temps il s’agit de phonogramme pas de musique.

Les différentes possibilités de circulation de la musique sur Internet sont souvent résumées par l’expression « musique dématérialisée » (1). L’émergence de cette expression correspond au début de la popularisation du format mp3 et du téléchargement des fichiers sonores à la fin des années 90 à l’aide de logiciels P2P comme Napster. Une de ses premières mentions est sans doute celle présente dans un article du site L’Atelier daté du 26 octobre 1999 : « Internet et l’industrie musicale : de la désintermédiation à la dématérialisation » (2).

Le problème est que l’expression « musique dématérialisée » recèle 2 confusions fâcheuses.

La première concerne l’utilisation du mot « musique ». Dans cette expression le mot « musique » signifie en fait phonogramme puisqu’il s’agit la plupart du temps de musique enregistrée. S’agit-il d’un abus de langage conscient ou d’une confusion ? Malheureusement, dans la grande majorité des cas, il s’agit d’une confusion.

La seconde concerne l’utilisation de l’adjectif « dématérialisée » qui comme nous allons le voir est totalement erronée. Peu d’expressions artistiques sont aussi immatérielles que la musique. Là aussi, s’agit-il d’un abus de langage conscient ou d’une confusion ? La réponse est identique à la première.

Qu’est ce que la musique ?

Du seul point de vue des sciences physiques, la musique n’est qu’une légère perturbation périodique des molécules qui constituent l’air qui nous entoure. Une caractéristique de cette perturbation est essentielle ; elle se propage. Il s’agit donc d’une vibration, d’une onde qui progresse, qui se diffuse. Elle ne se voit pas et elle n’est pas matérielle. Quand un instrument acoustique est joué près de vous, le son vous parvient aux oreilles, vous entendez mais vous ne voyez rien. Visualisez les ronds dans l’eau causés par la chute d’une pierre. Les ronds (les ondes, le signal) se déplacent, se propagent. La matière, elle, c’est-à-dire les molécules d’eau ne se déplacent pas. Les molécules sont juste agitées d’une légère perturbation verticale autour d’une position d’équilibre qu’elles vont retrouver très vite. Le signal se déplace mais pas la matière, il n’est pas possible de parler de matérialisation du signal.

La musique est donc immatérielle par essence MAIS elle a besoin d’un support pour se déplacer. Ce support, c’est l’air qui nous entoure. Ne pas différencier le son et le support voilà l’origine de la confusion. Sur la lune, il impossible d’entendre des sons parce qu’il n’y a pas d’atmosphère. En même temps je ne vous conseille pas d’enlever votre combinaison spatiale sur la lune juste pour tenter l’expérience. Rappelez-vous l’accroche publicitaire du premier film de la série Alien sorti en 1979 : « Dans l’espace, personne ne vous entend crier. » Personne ne vous entend car il n’existe pas de support pour la diffusion du son (3).

« Musique dématérialisée » est donc fondamentalement un pléonasme.

Qu’est ce qu’un phonogramme ?

La définition du phonogramme est fournie par l’article L213-1 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) : « … phonogramme est la … fixation d’une séquence de son. » (4).

Il s’agit donc de sons fixés, enregistrés. Pour fixer ou enregistrer un son il faut obligatoirement un support. Le CD-Audio n’est pas un phonogramme, c’est un support de phonogrammes. Mais un phonogramme n’est pas concevable sans support d’où la seconde confusion. Lorsque vous achetez un disque physique dans un magasin, vous achetez le support ET le phonogramme. Lorsque vous téléchargez un titre sur un site de téléchargement légal, vous téléchargez uniquement le phonogramme. Mais dans les deux cas il y a un support. Avant le téléchargement, le support c’est le disque dur du vendeur, après le téléchargement c’est le disque dur de votre ordinateur (ou la mémoire de votre téléphone mobile).

De la nécessité de parler d’adhérence et de volatilité

Le phonogramme est immatériel puisqu’il s’agit de musique ou de sons mais le support est matériel. Il permet de fixer l’interprétation d’une œuvre musicale. L’internaute lecteur pourrait trouver l’expression « fixer l’interprétation d’une œuvre musicale » un peu lourde – elle l’est, j’en conviens – mais elle présente l’avantage extrême d’être exacte car elle évoque les trois catégories d’ayants droits de la musique enregistrée :

  • L’oeuvre musicale relève de l’auteur (droits d’auteur) ;
  • L’interprétation relève de l’artiste interprète (droits voisins) ;
  • La fixation (c’est-à-dire le phonogramme) relève du producteur phonographique (droits voisins).

La nouveauté qu’introduit l’informatique en général et Internet en particulier est que l’adhérence entre le phonogramme et le support n’a jamais été aussi faible. Les phonogrammes sont devenus volatils. Tentons de résumer toutes ces notions sur un schéma.

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  • « vinyle » signifie disques en vinyle 😉
  • « SACD » signifie Super Audio Compact Disc, support inventé par SONY
  • « CD anticopie » signifie Compact Disc doté d’un dispositif destiné à empêcher la copie des phonogrammes présents sur le CD
  • « CD » signifie Compact Disc
  • « DD » signifie disque dur
  • « streaming OD » signifie streaming on demand soit écoute en flux à la demande
  • « téléchargement » signifie téléchargement 😉

La volatilité des phonogrammes se traduit par le fait qu’ils passent très facilement d’un support à l’autre. Sur Internet, le lien d’adhérence entre les phonogrammes et les supports n’a jamais été aussi faible. Il est parfois inexistant. Dans l’exemple du téléchargement légal d’un titre, le phonogramme passe d’un disque dur à un autre disque dur. Il est possible de remplacer le disque dur final par : clé USB, baladeur mp3, cartes mémoire de type Flash ou téléphone portable. Le nombre de supports possibles pour les phonogrammes a, de facto, augmenté. En cette fin d’année 2006, les producteurs phonographiques explorent de nouvelles voies de diffusion en proposant des phonogrammes sur tous les supports possibles. Exemples :

  • Sony BMG propose le dernier album de Joey Starr, sur clé USB et baladeur mp3, accompagné d’une interview de Philippe Manœuvre et d’une sonnerie de téléphone portable ;
  • EMI, de son côté, propose le groupe Depeche Mode sur baladeur mp3 (disque dur) avec un concert, un documentaire et 23 clips ;
  • Warner Music propose une chaîne hi-fi comprenant 300 à 400 titres de son catalogue ;
  • Emtec vend une clé USB avec 15 heures de musique classique sélectionnées par Alain Duault ;
  • Etc (5).

Certains de ces appareils avec supports seront bientôt équipés de possibilités de communication sans fil. C’est en fait déjà le cas pour de nombreux téléphones portables qui communiquent par infrarouge. Le Zune de Microsoft est un baladeur équipé d’un disque dur et de Wi-Fi (6). Il s’agit d’une connectivité bridée par les DRM et uniquement entre appareils Zune. Mais il est facile d’imaginer dans un très proche futur des transferts de fichiers sonores entre appareils dotés de supports par l’intermédiaire d’une connexion Wi-Fi, Wimax (son successeur) ou par la 3G dans une station de métro.

Je regarde sur mon baladeur si des appareils équipés de connectivité sans fil sont présents autour de moi. J’envoie un message pour entrer en contact : « Avez-vous des fichiers sonores sur votre appareil ? Puis-je en transférer sur mon appareil ? Vous pouvez également le faire sur mon disque dur. »

La volatilité des phonogrammes va être une caractéristique des prochaines années.

Alors dématérialisation ou volatilité ?

En toute rigueur, l’expression « phonogrammes volatils » serait préférable à « musique dématérialisée ». Mais l’usage déjà largement répandu de l’expression « musique dématérialisée » rend difficile son changement. L’important est de savoir si la personne qui utilise l’expression a bien conscience qu’il s’agit d’un abus de langage et si elle connaît les arrières plans. Ça ne sera pas le cas dans la majorité des cas. Le numérique nous fait entrer dans une grande ère de grande confusion.

 

Notes

1 « Musique dématérialisée » n’est pas seule la seule expression vedette du jargon Internet. Web 2.0, folksonomy, social networking, social bookmarking, rss, syndication, entre autres, sont aussi en bonne position. Le Journal du Net propose un dico illustré du Web 2.0 pour s’y retrouver :
http://www.journaldunet.com/diaporama/0610-dicoweb2/index.shtml

2 Révolution de l’industrie. L’Internet bouleverse le modèle de distribution de l’industrie de la musique comme celui de l’automobile, du livre ou de l’assurance. La prolifération des fichiers musicaux illégaux sous format MP3 accélère le processus de restructuration de l’industrie. http://www.atelier.fr/etude/internet,industrie,musicale,desintermediation,dematerialisation-6526-Etude.html

3 Pour en savoir plus sur les aspects physiques :
Cours d’acoustique : http://users.swing.be/b_welding/tfe.htm
et « Pourquoi… l’espace est-il silencieux ? »
http://www.linternaute.com/science/espace/pourquoi/05/espace-silence/pourquoi-espace-silence.shtml

4 « Le producteur de phonogrammes est la personne, physique ou morale, qui a l’initiative et la responsabilité de la première fixation d’une séquence de son ».
Article L213-1 du Code de la Propriété Intellectuelle : http://www.legifrance.fr

5 Musique Info Hebdo n° 410 du 2 novembre 2006 page 6 et « Guide de Noël » FNAC page 38.

6 Le Zune est destiné à concurrencer l’iPod d’Apple. Il est commercialisé depuis le 14 novembre 2006 aux États-Unis.
http://www.zune.net
http://www.microsoft.com/presspass/press/2006/nov06/11-13ZuneLaunchPR.mspx