Ils sont sortis (les coffrets)
Vous avez sans doute entendu des informations sur la sortie le 09/09/09 de deux coffrets des enregistrements des Beatles. Il s’agit évidemment d’un doux euphémisme, vous en avez forcément entendu parler.
Alors ?
Est-ce juste une opération marketing ?
Pourquoi deux coffrets : l’un mono et l’autre stéréo ?
Faut-il privilégier l’un par rapport à l’autre ?
S’agit-il vraiment d’une sortie intéressante ?
Qu’y a t-il de nouveau par rapport à l’existant ?
Re-masterisation ou re-mix ?
Il s’agit d’une re-masterisation pas d’un re-mix.
Un re-mix (re-mixage) impliquerait de repartir des bandes multipistes originales et de mélanger les pistes séparées des différents instruments en trouvant un équilibre entre eux et en ajoutant des effets. Tout cela est très simplifié mais c’est l’idée. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Pour mémoire, les 2 premiers albums furent enregistrés en deux pistes, les suivant jusqu’à « Sgt Pepper » inclus sont en 4 pistes (sauf « A Day in a Life » où 2 magnétophones 4 pistes sont synchronisés). Le premier enregistrement des Beatles en 8 pistes est « Hey Jude » enregistré au studio Trident. L' »Album blanc » est, suivant les chansons, en 4 ou 8 pistes. Les albums suivants sont en 8 pistes.
La re-masterisation implique de repartir des bandes originales mixées c’est ce qu’on appelle les masters. C’est ce qui s’est effectivement passé pour ces coffrets. L’équipe d’EMI est bien partie des bandes originales des mixes.
Pourquoi deux coffrets ?
Si aujourd’hui la question ne se pose plus – toute la musique sort en stéréo voire en multi-canal – dans les années 60 pour les Beatles il en était autrement (et aussi pour Phil Spector et The Beach Boys pour prendre quelques exemples). Fondamentalement, les albums des Beatles ont été conçus, enregistrés et mixés pour du son mono jusqu’à « Sgt Pepper » compris. Ce fait est confirmé par George Martin, Geoff Emerick (le technicien son), l’existence d’un seul haut parleur de contrôle (monitor) dans le studio 2 d’Abbey Road. « Mono was the king » confirme Allan Rouse, le coordinateur du projet. Concrètement, les quatre premiers albums sont sortis à l’époque uniquement en version mono : « Please, Please me », « With the Beatles », « Hard’s Day’s Night » et « Beatles for Sale ». Les albums suivants sont sortis en deux versions : l’une mono, l’autre stéréo (sauf les deux derniers : « Abbey Road » et « Let it Be » uniquement stéréo). Attention, il s’agit de deux mixes différents. La version mono n’est pas la simple somme des deux canaux de la version stéréo (excepté pour l’album « Yellow Submarine » le terme anglais utilisé pour exprimer la sommation des deux canaux est « fold down »). Ce sont bien deux versions différentes. Comme indiqué plus haut, le soin maximum était apporté au mix mono jusqu’à « Sgt Pepper » compris. Les exemples sont nombreux de mix stéréo réalisé sans la présence des Beatles. On sait par exemple que le mixage de « Sgt Pepper » dura 3 semaines de mixage dont 3 jours seulement pour la version stéréo en l’absence des Beatles. Comme indiqué plus haut, les seuls albums sortis uniquement en stéréo sont « Abbey Road » et « Let it Be ». C’est la raison pour laquelle, les trois albums « Yellow Submarine », « Abbey Road » et « Let it Be » ne sont pas dans le coffret mono.
Pourquoi aujourd’hui ?
La première sortie en CD-Audio du catalogue des Beatles date de 1987. Un transfert numérique des bandes avait été réalisé en 1986. A cette époque George Martin avait remixé les albums « Help » et « Rubber Soul ». Les versions originales des versions stéréo de ces deux albums n’étaient donc plus disponibles, elles ont été intégrées dans le coffret mono. Ces ré-éditions de 1987 en CD-Audio, ne sont pas de très haute qualité : les pochettes n’étaient pas des reproductions des pochettes des albums originaux mais de pauvres montages assez inintéressants, le son reflète la technologie numérique de l’époque qui en était à ses balbutiements. Clairement, le soin apporté à cette première édition du catalogue des Beatles n’a rien à voir avec celui des nouvelles re-masterisations.
Paul McCartney n’est pas technophile. « I’m not high-tech kind of person » dit-il dans le NME du 12 septembre 2009. L’impulsion ne pouvait pas venir des membres survivants des Beatles. Il a fallu lui démontrer l’intérêt de cette re-masterisation.
Comment ?
Choix des magnétophones
La première étape à consister à choisir le magnétophone qui servirait à lire les bandes masters qui sont des 1/4 pouce. Un soin méticuleux a été apporté en comparant avec plusieurs personnes différents magnétophones.
Transfert
Les bandes masters originales monos et stéréos ont été transférées sur une station numérique Pro Tools au format PCM, 24 bit, 192 kHz à l’aide d’un convertisseur analogique/numérique Prism. Les chansons ont été transférées une par une pour nettoyer les têtes de lecture du magnétophone après chaque chanson. Les vieilles bandes magnétiques ayant tendance à perdre l’adhérence entre le support et la matériau magnétique, elles laissent un dépôt sur la tête de lecture à chaque passage de la bande.
Nettoyage des bandes (audio-restauration)
La politique de l’équipe en charge de la re-masterisation a été définie très tôt :
- conservation en l’état de tout ce qui concerne l’interprétation, la performance : respiration, toux, grincement de la pédale grosse caisse (assez audible sur le solo de batterie du medley d’ « Abbey Road »), la chaise qui grince à la fin de « A Day in a Life », et caetera ;
- tentative de suppression ou de réduction des problèmes techniques en essayant de minimiser l’impact sur l’intégrité : mauvais montage (collage) de bandes, sifflantes trop prononcées, pops de microphones, parasites électriques, souffle trop important, etc.
Trois écoutes successives par plusieurs personnes ont été effectuées pour repérer les endroits où il était envisageable d’intervenir. En définitive, moins de 5 minutes sur 525 minutes ont été traitées.
Compression/limitation
Une des questions les plus épineuses que s’est posée l’équipe c’est l’utilisation de la compression dynamique. Je renvoie à ma série d’articles pour comprendre l’enjeu de cette question.
Les habitudes en 2009 et donc l’écoute sur ce sujet n’ont plus grand chose à voir à ce qui se pratiquait dans les années 60. L’équipe a donc décidé d’utiliser de la compression pour augmenter le niveau moyen des enregistrements pour les adapter à l’air du temps mais en évitant les excès de la « loudness war« . La compression a donc été utilisée « de façon modérée » – c’est le terme utilisé dans les communiqués de presse – et n’a été appliquée que sur les versions stéréos des mixes. Par contre aucune compression n’a été appliquée sur les mixes mono. C’est une différence importante qu’il faut souligner.
Contrôle final et EQ
Ensuite un comparatif entre les vinyles, les CD-Audio de 1987, les bandes masters et les enregistrements traités tous sur Pro Tools a été effectué dans plusieurs studios, par plusieurs personnes pour obtenir un accord de l’ensemble de l’équipe sur les traitements qui avaient été appliqués et sur l’équalisation à mettre en place.
Accord des ayants droit
Après tout ce travail, une acception du résultat final à été demandée à Apple et à EMI.
On l’aura compris, cette re-masterisation est le fruit d’un travail collégial avec comparatifs dans de nombreux studios différents mais toujours à l’intérieur d’Abbey Road. La règle de base pour les enregistrements des Beatles est que les bandes ne sortent jamais de l’immeuble d’Abbey Road.
De gauche à droite, dans le Studio 2 d’Abbey Road: Guy Massey, Simon Gibson, Sean Magee, Sam Okell, Steve Rooke, Paul Hicks et Allan Rouse (coordinateur du projet)
Photo © Richard Skidmore 2009
Alors ? Tout çà pour quels résultats ?
Enfin
Inutile de faire languir le lecteur plus longtemps : le résultat est étonnant voire époustouflant.
Je m’étais déjà exprimé sur ce « scandale permanent » des rééditions de 1987 et l’absence de disponibilité des mixes mono pour les albums les plus importants. Il aura donc fallu attendre 22 ans. Ces mixes mono offrent une cohérence, un équilibre et un naturel que les mixes stéréos (à l’exception des derniers albums) n’ont jamais eu. C’est normal puisque comme il a été signalé ce sont ces mixes qui bénéficiaient de tout le soin des Beatles, de George Martin et son équipe. Les fondus de pistes, d’instruments, de voix sont beaucoup plus naturels, plus cohérents en mono.
Quelques exemples essentiellement tirés de « Revolver » :
« Eleonor Rigby »
Voici quelques problèmes de la version stéréo par rapport à la version mono :
- Oubli sur le début du 1er couplet (00:14) d’enlever la voix doublée sur le canal de gauche (effet ADT – « Artificial Double Tracking »)
- La voix du couplet uniquement sur le canal droit
- L’arrivée de la voix sur-mixée écrasant les cordes sur le refrain (0:32)
« Got to Get you into my Life »
L’écoute en version stéréo 1987 au casque est assez éprouvante : cuivres à droite, rythmique à gauche.
On pourrait multiplier les exemples.
Ce qui est très étonnant par rapport aux versions de 1987 (versions mono ou stéréo), c’est l’augmentation de la précision, de la séparation et surtout de la proximité. Tous les instruments, toutes les voix, la batterie, les réverbérations sont beaucoup plus précis, plus identifiables et en même temps parfaitement intégré dans l’ensemble (surtout sur les versions mono).
Sur des morceaux rock comme « Taxman » ou « Doctor Robert », les guitares électriques ont une précision étonnante.
Sur « Here, there, everywhere », la différence entre la version stéréo 1987 et la version mono 2009 sur la précision des attaques de la guitare claire est stupéfiante. On a l’impression d’avoir la tête devant l’ampli.
Même impression de proximité pour la voix de Paul McCartney – sur des morceaux comme « Eleonor Rigby », « For no One » ou sur l’intro de « Golden Slumbers » (« Abbey Road ») – qui chante littéralement à 2 mètres devant vous.
Le terme qui revient le plus souvent dans les chroniques anglaises est « pristine » : parfait, original. De fait c’est un peu comme si on retirait d’un seul coup un voile de gaze devant un tableau ou bien la redécouverte des couleurs du plafond de la chapelle Sixtine quand il fut restauré dans les années 90. Dans ces cas, on se retrouve plus proche de l’oeuvre originale. Elle regagne donc de l’aura (au sens de Walter Benjamin). En fait avec ces re-masterisations, on est très proche de ce que les Beatles entendaient eux-mêmes lors du mixage en studio.
En évoquant la sortie de ces coffrets devant mes étudiants de l’ESRA à Rennes, un d’entre eux m’a posé cette question : « Comment se fait-il qu’il puisse avoir autant de différences entre les CD-Audio de 1987 et ceux de 2009 ? ». C’est effectivement une bonne question. Première explication : la technologie numérique a fait un bond spectaculaire en terme de qualité en 22 ans, par exemple le transfert en 192 kHz et 24 bits n’étaient pas possible en 1986. Mais on ne peut pas entendre quelque chose qui n’est pas présent sur la bande et c’est la deuxième explication ; il faut revenir à la source de ces enregistrements. Les bandes masters sont d’une qualité exceptionnelle que ce soit au niveau des interprétations du groupe ou au niveau de la prise son. Troisième explication ; en terme de méthodologie, le transfert de 1986 n’a pas bénéficié du même soin que celui de 2009.
Quoi acheter ?
Reste la question de l’achat. Acheter les deux coffrets est difficile, cela représente une belle somme d’argent (voir ci-dessous). On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait d’avoir dans le coffret stéréo des versions des deux premiers albums enregistrés sur deux pistes (la voix d’un côté et les instruments de l’autre). Cela n’a pas beaucoup de sens. La même opération marketing avait existé en 1987 avec le Blackbox qui réunissait tous les albums. Vous l’aurez compris, aujourd’hui, mon choix s’est porté sur le coffret mono d’autant que les albums monos ne sont pas disponibles séparément (pourtant, il est plus cher que le coffret stéréo avec moins de CD, comprenne qui pourra). J’ai complété par l’achat de l' »Album blanc », Abbey Road » et » Let it Be » en versions stéréo qui sont disponibles séparément. A vous de voir pour vos achats (Noël n’est pas si loin) mais vous l’avez compris, nous sommes en face d’une ré-édition que l’on peut qualifier de définitive.
http://www.emigroup.com/Press/2009/press52.htm
http://www.amazon.com/The-Beatles/e/B000APTK6K/ref=ntt_mus_dp_pel
http://www.soundonsound.com/techniques/remastering-beatles