Un élément de la réalisation artistique
Dans le précédent billet, nous avons vu comment des contraintes technologiques rendaient nécessaire la compression lors du transfert d’un enregistrement d’une bande analogique « master » vers le flan. Mais globalement pour les musiques acoustiques – classique, traditionnelles, jazz – l’objectif est d’avoir sur le support final un son qui soit le plus fidèle possible au son original. D’autres musiques vont s’affranchir de cet objectif.
En effet, certains styles musicaux, utilisant des instruments électroniques ou le studio comme lieu de création, ne sont plus dans une logique de fidélité. Historiquement, la musique concrète (1948) est la première de ces musiques. Les musiques actuelles issues du rock sont également dans ce cas.
Les débuts de la compression dans le rock
Comme souvent dans l’histoire de ces musiques, c’est au cours des années 60 que tout bascule. Certains techniciens et réalisateurs vont utiliser la compression bien au delà des obligations techniques. Joe Meek (1929-1967), ingénieur et producteur visionnaire anglais, fut au tout début des années 60 l’un des premiers à prendre en compte cet aspect pour deux raisons :
- la limitation en dynamique du support vinyle rend obligatoire la compression comme nous l’avons déjà vu ;
- la compression est cohérente esthétiquement avec le rock, elle lui donne du « punch », de l’impact. C’est une musique de l’énergie. La compression de la dynamique permet d’élever le volume global et donc d’augmenter l’énergie globale d’un enregistrement.
Sur « Telstar« , interprété par The Tornados en 1962, écrit et réalisé par Joe Meek, on peut entendre une compression que l’on peut qualifiée d’extrême. Elle est appliquée sur chaque instrument et ensuite au mixage sur la totalité de l’enregistrement.
Cette compression donne une sensation de punch, d’énergie mais également d’oppression : le son n’a plus d’espace, il n’y a pas de respiration autour des instruments comme si le son était comprimé, compressé (d’où le terme ;-)) dans une petite pièce. Les sons sont lissés, il n’y a plus d’aspérités. L’instrument mélodique est un » Clavioline », clavier électronique précurseur des synthétiseurs. Le Clavioline fut inventé par le français Constant Martin (grand père maternel du réalisateur Michel Gondry). |
La compression (réduction de la dynamique) est une des caractéristiques essentielles des enregistrements de la musique rock. Rappelons qu’il ne faut pas confondre niveau (volume) moyen et dynamique. La compression réduit les écarts de dynamique et du coup permet d’augmenter le niveau moyen.
Incontournables Beatles
Les Beatles vont évidemment être des fers de lance dans cette histoire.
Suivons une partie de leur évolution.
« Yesterday » Tiré de l’album « Help ! », sortie le 6 août 1965. Enregistrement le 14 juin (Paul McCartney) et le 17 juin (quatuor à cordes).C’est le premier morceau des Beatles où les quatre membres du groupe ne jouent pas ensemble et où interviennent des cordes.Le style de ce morceau ne nécessite pas de compression. Tous les instruments (guitare et quatuor) sont acoustiques. Je simplifie légèrement, la voix est limitée. [1] |
A partir de l’album « Rubber Soul » (sortie le 3 décembre 1965), l’expérimentation en studio devient une part essentielle, sinon la règle du travail de création des Beatles.
L’arrivée du jeune ingénieur Geoff Emerick, [2] dès le début de l’enregistrement de « Revolver » le 6 avril 1966, amorce une nouvelle ère du travail en studio pour les Beatles. Voici quelques exemples éclairants (mais l’écoute est faite sur CD-Audio).
Le premier disque qui sort de ces sessions, le 10 juin 1966, est un 45 tours avec « Paperack Writer » en face A et « Rain » en face B.
« Paperback Writer » Enregistré les 13 et 14 avril 1966 pendant les sessions de Revolver.Écoutez l’incroyable contraste entre les voix a cappela qui démarrent sans compression (juste limitées) et l’énorme compression sur les guitares, batterie et basse. Les instruments « cognent » durs. Jamais, on n’avait entendu une section rythmique avoir ce son compact, dense. Ici, la compression participe à la création du son. Aucune batterie acoustique ne sonne comme ce qui est enregistrée ici.La compression est utilisée avec des réglages particuliers instrument par instrument et est également ensuite appliquée à l’ensemble du mixage. Notez les effets de « delays » sur les voix (0:47, 1:36). C’est un effet que l’on retrouvera démultiplié dans le dub. Ils sont forts ces Beatles. |
« Rain » Enregistré les 14 et 16 avril 1966 pendant les sessions de Revolver.Le son des guitares électriques est saturé. C’est en poussant le volume des amplis qu’on obtient ce type de son distordu. Cette saturation du son à l’ampli entraîne une compression « naturelle ». Le son qui sort du haut-parleur de l’ampli est déjà compressé. Cela n’empêche pas Geoff Emerick de le compresser une nouvelle fois.Notez le son sans aucune dynamique de la basse mais également la liberté dans le jeu de McCartney. La basse n’est plus ici d’un instrument rythmique. [3] |
Exemples tirés de « Revolver » qui sort le 5 août 1966 en Grande Bretagne.
« Eleanor Rigby » Enregistré les 28 et 29 avril 1966. Arrangements : George Martin.La relation avec « Yesterday » est évidente. Sont présents en plus de la voix, huit instruments à cordes (en fait un double quatuor), pas de guitare, pas d’autres instruments.Pas de nécessité de compression. La voix (les voix sur les refrains) est limitée. Le son est globalement naturel. Grande dynamique.
|
« For no One » Enregistré les 9 et 16 mai 1966.Une nouvelle ballade acoustique de Paul McCartney. Les instruments joués sont : voix, clavecin, piano, maracas, tambourin, maracas, charleston, solo de cor.Comme les ballades précédentes peu de compression car elle est soit inutile, soit non pertinente. Conséquence écoutez l’incroyable différence de son de la basse (entrée sur le premier refrain à 0:24) avec la basse de « Rain » ou de « Paperback Writer ». Cette basse est très peu traitée. Son naturel. Bonne dynamique. |
« I’m only sleeping » Enregistré les 27, 29, avril et 5, 6 mai 1966Écoutez le premier accord de guitare. C’est une guitare acoustique traitée avec une énorme compression. Aucune guitare acoustique ne sonne comme cela. Le son est créé en studio avec la compression, il est totalement surnaturel. Du coup, les notes jouées par la guitare semblent durer plus longtemps.Ce morceau mélange instruments acoustiques et électriques mais tous sont énormément traités. Notez le solo de guitare à l’envers (début 1:31).
|
« She Said, She Said » Enregistré le 21 juin 1966. C’est le dernier titre enregistré lors des sessions de « Revolver ».C’est un morceau globalement plutôt électrique, très compressé. La guitare d’intro reprend en termes de son saturé ce qui a été dit sur « Rain ».Encore une fois la batterie « cogne » très dur car très compressée. La basse fonctionne très bien avec la grosse caisse. Une des caractéristiques de ce morceau, c’est la présence importante des cymbales qui sont très compressées et on distingue très distinctement une particularité de la compression : l’effet de « pompage ». Cet effet donne l’impression que le début du son est « pompé » et qu’il prend son ampleur ensuite. C’est totalement anti-naturel mais totalement voulu et assumé ici. |
Après ces expérimentations, tous les instruments vont passer à la moulinette de la compression. Un dernier exemple :
« Lady Madonna » Enregistré le 15 février 1968. Sortie en 45 tours le 15 mars 1968.La raison de la présence de cet exemple est l’utilisation de la compression sur des instruments non ou peu compressés chez les Beatles à cette date : la voix et le piano. La voix de Paul McCartney est ici très compressée, c’est un effet recherchée. Notez le contraste avec les autres voix à la fin des refrains.Le piano est également très, voire hyper-compressé. A la toute fin du morceau, les notes semblent ne plus finir, elles sont d’ailleurs coupées. Surtout, remarquez l’incroyable puissance du couple basse/batterie quand il démarre (0:09). L’exemple le plus compressé de toutes nos écoutes donc très peu de dynamique. |
Mise à jour, le player ne fonctionne plus
Mais à quoi ressemblent ces appareils qui « compressent » ?
De l’extérieur, ces compresseurs ne sont que boîtes que rien ne distingue, à part les réglages, des autres périphériques d’un studio d’enregistrement. Voici les deux redoutables armes des Beatles :
Altec RS124 Compressor
L’Altec (c’est celui du haut et dans le studio 2 d’Abbey Road il y en a deux) sert à Geoff Emerick essentiellement pour la basse, les guitares électriques et acoustiques, le mixage final.
Fairchild 660 Limiter
Le Fairchild (là aussi, il y en a deux dans le studio) est plutôt utilisé pour les voix et la batterie. [4]
Un choix esthétique
Vous l’aurez compris, dans les années 60, la compression, auparavant utilisée pour des contraintes techniques, devient partie prenante et essentielle du son du rock. C’est toujours le cas dans les musiques actuelles. C’est même une des caractéristiques essentielles de cette musique car elle renforce l’impression d’énergie de cette musique en gommant certains détails.
Chez les Beatles, il est clair que c’est en fonction des oeuvres que les choix de compression sont appliqués.
Je ne peux pas terminer ce billet sans signaler un scandale permanent.
Aujourd’hui la seule version disponible sur le marché de « Revolver » est une version stéréo. Or il se trouve que JAMAIS, JAMAIS, cet album n’a été conçu pour la stéréo. Les livres et interviews de George Martin et de Geoff Emerick le confirment. Il suffit d’écouter attentivement une fois l’album au casque pour comprendre qu’il y a un petit souci (voix de Paul Mc Cartney sur « Eleanor Rigby » par exemple).
A quand les rééditions des enregistrements monos originaux ? C’est un scandale permanent qui, malheureusement, ne semble pas préoccupé beaucoup d’individus et surtout pas EMI.
Certains artistes ou réalisateurs ne vont pas entrer dans cette utilisation de la compression à outrance, d’autres vont, au contraire, étendre son application. C’est ce que nous verrons la prochaine fois. Compression audio part. 4 : Plusieurs attitudes
https://blog.formations-musique.com/2009030242-compression-audio-part-4/
[1] La limitation est, pour simplifier, une compression destinée à éviter des variations non contrôlées de niveau. Elle « limite » en réduisant les pointes de volume mais ne modifie pas le niveau moyen contrairement à la compression.
[2] EMERICK Geoff with Howard Massey.
Here, There and Everywhere. My Life Recording the Music of the Beatles.
Préface d’Elvis Costello. New York, Gotham Books, 2006, ISBN 1-592-40179-1
[3] Quelque précisions pour les amateurs :
- « Rain » est le premier exemple d’utilisation d’une bande à l’envers chez les Beatles (voix de John Lennon à partir de 2:35).
- « Rain » est enregistré à tempo rapide et à vitesse accélérée sur le magnétophone puis rejoué ensuite à vitesse normale.
- « Rain » est également le premier titre sur lequel les Beatles utilisent l’ADT (Automatic Double Traking)
- La basse de Paul McCatrney sur « Paperback Writer » et « Rain » est enregistrée avec un haut parleur à la place d’un micro placé devant l’ampli de basse.
[4] KEHEW Brian/RYAN Kevin. Recording the Beatles
Houston, Texas. Curvebender Publishing, 2006, ISBN 978-0-9785200-0-7
Pour les dates d’enregistrement des Beatles :
LEWISHON Mark. The Complete Beatles Chronicle
Pyramids Books, 1992, ISBN 0-600-58749-5