Les médias ont beaucoup communiqué dans la semaine du 23 au 28 novembre 2009 à propos de « la vente du catalogue des chansons de Claude François ». Les guillemets sont de rigueur car, comme d’habitude (;-), quand il s’agit de parler de droits d’auteur, les compétences sont rarement au rendez-vous.

Décryptage à partir du sujet diffusé dans le journal de 20 heures de France 2 du samedi 28 novembre d’où sont extraites les phrases entre guillemets. Excellent exercice pratique de compréhension des subtiles relations entre droit et musique.

« Le catalogue des chansons de Claude François a changé de main depuis quelques jours. Pourquoi les héritiers du chanteur ont fait ce choix alors que chaque année près de 200 000 albums sont vendus ? » annonce le présentateur.
On commence fort en mélangeant d’entrée de jeu les torchons et les serviettes.
Explications.

« Le catalogue des chansons de Claude François »
Il faut comprendre les oeuvres qui ont été essentiellement interprétées par Claude François, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. L’on s’apercevra plus loin que c’est le problème de fond. A l’exception, plus que notable, de « Comme d’habitude » – qui est une des chansons les plus interprétés dans le mode et en particulier sous son adaptation en anglais faite par Paul Anka – très peu d’oeuvres interprétées par Claude François ont été reprises par d’autres artistes. C’est le problème.

« … les héritiers du chanteur … »
Sous entendu les héritiers (ses fils) du chanteur sont propriétaires des chansons (oeuvres). C’est un peu court et en grande partie faux. C’est la société Jeune Musique qui étaient propriétaires des oeuvres et qui a vendu le catalogue.
Quelques infos trouvées dans societes.com [1]
Jeune Musique SA
47 Avenue des Ternes – 75017 PARIS 17
SIRET 67204494800087
SA à conseil d’administration
Claude François Junior en est le président et en partie propriétaire, mais il n’est pas le seul : le nombre minimum d’actionnaires est de 7 dans une SA. On sous entend également dans cette phrase que Claude François était propriétaire des droits d’auteurs des chansons qu’il interprétaient. Ce n’est pas entièrement exact.
Voici deux exemples que l’on trouve dans la base SACEM : [2]

« Comme d’habitude » est écrite par :

  • Compositeur : Claude François
  • Compositeur : Jacques Revaux
  • Auteur : Gilles Thibaut
  • Éditeur : Jeune Musique
  • Éditeur : NOUV BARCLAY SOCIETE

Nous avons affaire ici à une co-édition assez classique puisqu’il y a plusieurs créateurs et Claude François n’en était, en aucun cas, propriétaire à titre personnel mais co-propriétaire en tant que propriétaire de la société Jeune Musique.

« Alexandrie, Alexandra » est écrite par :

  • Compositeur : Jean-Pierre Bourtayre
  • Compositeur : Claude François
  • Auteur : Étienne Roda-Gil
  • Éditeur : Jeune Musique

Ce que tout le monde sait ou suppose, c’est que « Comme d’habitude  » rapporte beaucoup d’argent. De fait, elle est la première des 10 œuvres musicales les plus exportées en 2008. C’était déjà le cas en 1994. [3]
Les auteurs ci-dessus ont cédé leur droits patrimoniaux à une (ou des) société d’édition. En contre partie, ils sont rémunérés pour les utilisations faites de leurs oeuvres mais officiellement c’est bien Jeune Musique qui est propriétaire des oeuvres (pas entièrement de « Comme d’habitude »). C’est un éditeur musical ou graphique.

« … alors que 200 000 albums sont vendus. »
C’est une confusion classique. On confond ici droits d’auteur attachés aux oeuvres et droits voisins (artistes et producteurs) attachés aux phonogrammes et à la vente de supports. Il est exact que sur chaque disque pressé, la SDRM perçoit un pourcentage (8 % sur le prix de vente au détail [4]) qui est ensuite réparti aux ayants droits. Donc plus de disques sont vendus, plus les auteurs perçoivent de droits mais ces droits ne sont pas destinés à l’interprète.

Louis Diringer de la SACEM est le seul dans le reportage qui va utiliser le mot magique : « oeuvre ». Et oui, quand on parle d’oeuvre, on parle de droits d’auteur et inversement. Le reportage parlera, lui, soit de chansons, soit de titres ce qui est beaucoup moins précis et le conduit dans un flou juridique pas du tout artistique.

« Claude François a produit quelques 300 chansons ».
La confusion continue.
Quand on dit « produit » on parle de production phonographique donc de droits voisins et pas de droits d’auteur alors que c’est le sujet du reportage.

« … ont été vendu cette semaine à un label indépendant »
Non ce n’est pas possible. Un label est par définition un producteur phonographique. Il ne peut donc pas acheter des droits d’auteurs. C’est la structure qui comprend un label (production phonographique) et un département d’édition musicale.
SARL BECAUSE MUSIC [5]
RCS Paris B 479 088 569
Siège social 173 Rue du Fg Poissonniere 75009 PARIS 09
SIRET 47908856900039
Dirigeant(s): gérant M. DE BURETEL DE CHASSEY Manuel
On remarquera que la SARL a eu des pertes l’année dernière. Ceci explique peut être cela ? En fait Because s’est associée à un groupe d’investisseurs financiers incluant notamment Xavier Niel, patron d’Iliad/Free, Alexandre Kartalis et Olivier Rosenfeld. Claude François Junior reste actionnaire minoritaire de la holding constituée à cette occasion. [6]

« Claude François Junior a vendu le copyright  » dit M. Fabien Lecoeuvre.
Non, c’est Claude François Junior qui en tant que président de la société Jeune Musique (personne morale) a vendu les droits patrimoniaux d’oeuvres qui ont été chantés par Claude François. Ce n’est pas pareil. Quant au copyright, c’est une notion spécifiquement anglo-saxonne assez différente du droit d’auteur à la française. C’est donc une grosse erreur.

Emmanuel de Buretel en tant que professionnel ne fait aucune confusion (c’est mon ancien éditeur, hé hé). Le boulot de l’éditeur c’est exploiter les oeuvres pour rapporter des revenus aux ayants droit. Il s’agit d’optimiser et de trouver le maximum d’exploitations possibles pour les oeuvres qui ont été interprétés par Claude François. L’enjeu est bien de découpler les oeuvres d’un côté et les disques de Claude François de l’autre. C’est déjà le cas pour « Comme d’habitude » mais c’est plutôt une exception.

Le reportage continue en parlant de la vente des masters (bandes originales des albums – propriété du producteur phonographique) par Claude François dans les années 70. C’est toujours la même confusion, le reportage est censé parler des droits d’auteurs et il nous parle de droits voisins.

« Quant à la propriété morale et intellectuelle de l’oeuvre, elle reste la propriété des fils des Claude François ».
On termine sur une nouvelle confusion. Une espèce de sans faute en quelque sorte.
Il n’est pas possible de mettre au même niveau « la propriété morale et intellectuelle de l’oeuvre ». Le cadre juridique général français est le Code de la Propriété Intellectuelle. La Propriété Intellectuelle est composée de deux parties : la propriété littéraire et artistique (c’est celle qui nous intéresse) et la propriété industrielle (les brevets, etc.). Dans la propriété littéraire et artistique, il y a deux types de droits :

  • les droits moraux (c’est la différence avec le copyright). Ils sont incessibles et restent donc de fait la propriété des fils de Claude François.
  • les droits patrimoniaux Ce sont ces droits qui ont été vendus par Jeune Musique à Because Music. [7]

On remarquera qu’à aucun moment du reportage, les auteurs de « Comme d’habitude » ne sont cités ce qui n’est pas très respectueux du droit moral.

En fait, le reportage ne répond pas à la question qu’il posait en accroche : « Le catalogue des chansons de Claude François a changé de main depuis quelques jours. Pourquoi les héritiers du chanteur ont fait ce choix alors que chaque année près de 200 000 albums sont vendus ? »

Tentons une hypothèse : dans un monde où le disque (les interprétations enregistrées vendues avec un support) a de moins de moins d’importance, la gestion des droits d’auteur (des oeuvres) est de plus en cruciale pour les utilisation dites secondaires (pub, TV, internet, karaoke, etc.). Il est probable que Jeune Musique n’avait plus tout à fait les moyens et sans doute les compétences pour gérer son catalogue dans ce nouvel environnement.

Cette hypothèse est confirmée par la plainte déposée contre X par les ayants droit (les enfants) d’Étienne Roda-Gil (« Magnolias For Ever » et « Alexandrie, Alexandra ») en 2008. Ces deux oeuvres n’auraient rapporté, au titre du premier semestre 2007, que la somme de 12,87 euros, ce qui est difficile à croire. [8] Mais de tout cela le reportage ne touche mot.

Je reconnais que tout cela n’est pas très facile à comprendre car complexe.
Est-ce une raison pour accumuler les erreurs et les confusions ?
Certainement pas.


[1] http://www.societe.com/societe/jeune-musique-672044948.html

[2] http://www.sacem.fr/
Onglet horizontal en haut « Sacem »
Menu latéral -> « Service » -> « Chercher une oeuvre »
Faire la recherche sur « Comme d’habitude » et « Alexandrie, Alexandra ».

[3] http://www.sacem.fr/
Onglet horizontal en haut « Actualités »
Menu latéral -> « Palmarès » -> « Les 10 plus … »

[4] http://www.sacem.fr/
Onglet horizontal en haut « Utilisateurs »
Menu latéral -> « Vous voulez produire  » -> « Un disque. »
Menu latéral droit -> « La reproduction « 
« Tarifs » an centre
Le site est l’un des sites les plus mal foutus d’un point de vue ergonomique que je connaisse.

[5] http://www.societe.com/societe/sarl-because-music-479088569.html

[6] http://www.lemonde.fr/culture/article/2009/11/27/because-rachete-les-droits-des-succes-de-claude-francois_1273025_3246.html

[7] – Code de la propriété intellectuelle
http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idArticle=LEGIARTI000006278868&idSectionTA=LEGISCTA000006161633&cidTexte=LEGITEXT000006069414&dateTexte=20091130
Propriété littéraire et artistique
Droits moraux L121-1 à L 121-9

http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idSectionTA=LEGISCTA000006161636&cidTexte=LEGITEXT000006069414&dateTexte=20091130
Article L121-1 : L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.
Ce droit est attaché à sa personne.
Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.
Droits patrimoniaux L. 122-1 à L. 122-12 h
http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idSectionTA=LEGISCTA000006161637&cidTexte=LEGITEXT000006069414&dateTexte=20091130

[8] http://www.purepeople.com/article/les-ayants-droit-d-etienne-roda-gil-portent-plainte-contre-x_a6028/1