Éduquons notre écoute !

Deux publications sont à l’origine de ma décision de publier cette longue série de billets sur la compression audio :

  1. Une article de Gilles Tordjman dans le « Monde 2 » du 29 août 2008 qui n’est plus accessible gratuitement mais dont vous trouverez facilement mention (voire plus) sur le web ;
  2. La sortie du dernier album de Metallica « Magnetic Death » le 12 septembre 2008.

Dans les deux cas, des problèmes récurrents depuis de nombreuses années ont été mis en avant avec une acuité et une intensité jamais égalées.

Confusions, toujours confusions

L’article de Gilles Tordjman « Le MP3 mutile le son et l’audition » posait une question intéressante mais l’argumentation était en grande partie fausse. Cela illustre bien les problèmes de confusions dans lesquels nous vivons aujourd’hui en permanence. Je ne discuterai ici que deux points mais il faudrait pratiquement reprendre l’article ligne par ligne.

Compression informatique et compression audio dynamique

L’article reprend la confusion malheureusement courante entre compression informatique des données et compression audio dynamique. Le tout premier billet de cette série faisait le point sur cette confusion.

De l’incompétence considéré comme un des beaux-arts

L’article de Gilles Tordjman cite les propos d’un chirurgien ORL dont je tairai le nom par pure charité.

« Les gens qui écoutent de la musique dans le métro sont obligés de pousser le volume pour couvrir le bruit ambiant. C’est terrible, car ils peuvent s’envoyer jusqu’à 140 décibels dans les oreilles, alors que le seuil de douleur se situe à 120 »

On atteint ici une espèce de summum dans le n’importe quoi. Il s’agit sans doute un adepte du précepte de Michel Audiard qui disait : « Ce n’est pas parce que on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule. »

Effectivement, on définit 120 dB comme le seuil de la douleur. Il faut donc imaginer la personne monter le volume jusqu’à 120 dB. « Oh, oui ça fait mal, mais c’est bon. Je continue à monter le volume. 130dB, 140 dB !!! Oh, oui, mes tympans sont déjà crevés. Ca fait mal mais c’est bon. »

140 dB c’est environ le volume sonore que vous entendriez si votre tête était dans le réacteur d’un avion à réaction. Autant dire que votre tête exploserait littéralement..

Cette reprise dans un article d’un média plutôt connu pour son sérieux est affligeante. Sans rentrer dans les détails techniques, je rappellerai ici l’article L5232-1 du Code de la santé publique :

« Les baladeurs musicaux vendus sur le marché français ne peuvent excéder une puissance sonore maximale de sortie correspondant à une pression acoustique de 100 décibels S.P.L.

Ils doivent porter un message de caractère sanitaire précisant que, à pleine puissance, l’écoute prolongée du baladeur peut endommager l’oreille de l’utilisateur.

Les baladeurs musicaux qui ne sont pas conformes à ces dispositions ne peuvent être commercialisés en France. »

Voilà tout est dit. Les baladeurs ne peuvent dépasser 100 dB. Point final. Vous mesurez à présent l’ineptie totale des propos précédents.

Rares sont ceux aujourd’hui qui se souviennent que le baladeur iPod d’Apple a vu sa commercialisation retardée en France parce que son niveau sonore de sortie était 104 dB.
Voir par exemple : http://www.zdnet.fr/actualites/telecoms/0,39040748,2123053,00.htm

 

La guerre du volume ou « loudness war »

La deuxième raison de la publication de ces articles est donc la sortie du dernier Metallica, dérive ultime de la guerre du volume dont les dommages collatéraux se font ressentir dans la radio et la TV. J’ai largement illustré ce point, je n’y reviens donc pas.

 

Deux enjeux

 

Un enjeu de santé publique

La guerre du volume est aujourd’hui devenu un enjeu de santé publique. C’est n’est pas le MP3 qui mutile l’audition comme l’affirmait le titre de l’article Gilles Tordjman, c’est le triplet volume/dynamique audio/temps d’exposition. Répétons le ! Le MP3 n’a rien à voir là dedans. Si une personne écoute au maximum de son baladeur soit 100 dB, le dernier Metallica (MP3 ou pas MP3) dont la dynamique est quasi nulle pendant plusieurs heures, les vrais problèmes commencent. Concrètement, cela signifie destruction des cellules ciliées de l’oreille interne et ce, de manière irréversible.

En savoir plus sur le site de la Communauté Européenne
http://ec.europa.eu/health/opinions/fr/perte-audition-baladeur-numerique-mp3/index.htm

Que dire, alors, d’une personne qui écouterait le dernier Metallica diffusée par une station de radio dont le son serait aussi compressée que celui de NRJ et qui modifierait le son (fréquences, compression, réverbération, etc.) sur son baladeur ou sur sa chaîne parce que aujourd’hui le matériel à disposition lui en offre la possibilité ?

Un enjeu culturel

Une remarque faite récemment par le technicien responsable du studio d’enregistrement de L’Omnibus à Saint-Malo a attiré mon attention.  » Beaucoup de jeunes musiciens qui viennent enregistrer ne discriminent pas 2 niveaux séparés de 3 dB alors qu’un professionnel discrimine 0,5 dB ».

Faites le test (Mise à jour, la playliste n’est plus disponible).
Trois sons d’une durée chacun de 5 secondes (sinusoïde, son pur) sont enregistrés ci-dessous dans la playliste Deezer :

  1. Le premier est à – 12 dB (par rapport au 0 dB qui est le maximum admissible, celui auquel le dernier album de Metallica est quasiment collé).
  2. Le deuxième est à – 9 dB soit 3 dB de plus que le précédent.
  3. Le trosième est à – 8,5 dB soit 0,5 dB de plus que le précédent.

Étant donné les conditions d’écoutes – fichier MP3 256 kb/s, votre système de diffusion, le bruit ambiant – vous ne devriez pas pouvoir discriminer les deux derniers. Rien de grave.
Par contre, si vous ne discriminez pas les deux premiers, consultez !

Deux causes expliquent cette non-discrimination :

  1. le volume global d’écoute
  2. la guerre du volume qui réduit en permanence la dynamique.

Il me semble qu’un point extrêmement important est touché ici. Aujourd’hui comme sur le web 2.0, le consommateur peut tout parce que toutes les données sont à sa disposition. En a t-il les compétences ? La réponse est clairement : non. Écouter en permanence le dernier Metallica (rappelons que ce n’est pas l’aspect artistique de la création qui est en cause ici) c’est comme voir un monde uniquement en noir et blanc sans aucune nuance de gris. Dans une création cela peut avoir du sens, par exemple : Marjane Satrapi « Persépolis ») mais pas en continu. Ce n’est pas le monde tel qu’il est. Nos organes de perceptions sont adaptés à des contenus plus riches. Dit autrement, écoutez en permanence du son compressé va contribuer à diminuer la sensibilité de l’audition, bref on s’appauvrit. On n’est plus capable de discriminer.

 

Conclusion finale

 

Le propos pourrait être élargi à la diversité culturelle.
En ne passant plus par des prescripteurs – presse, médiathèques, disquaires – le consommateur dans la majorité des cas risque de s’appauvrir culturellement en se contentant de ce qu’il connaît ou en passant par des prescripteurs proches (cela ne concerne pas un petit pourcentage de la population curieux par nature et qui sont sur ce sujet parfaitement autonome). Voilà une piste à creuser.

Enjeu de santé, enjeu culturel, le monde actuel donne à beaucoup l’illusion d’une autonomie.
Développons notre sensibilité ! Protégeons nos oreilles ! Éduquons notre écoute !